le Monde : Gaz de Schiste

De sa vie, Corey Driver, 21 ans, n’avait jamais vu la neige. Chez lui, à Jacksonville, en Floride, personne n’a besoin de bottes en avril. Quand il est descendu du bus Greyhound à Williston, dans le Dakota du Nord, épicentre de la nouvelle frénésie

du pétrole de schiste, la nuit glacée était tombée depuis longtemps et il ne lui restait que 30 dollars en poche. Son sac avait été volé pendant les cinquante et une heures du voyage. Il n’avait aucun endroit où dormir et les rues étaient couvertes de neige. Dans la rue, quelqu’un lui a parlé de l’église Concordia, le seul endroit ouvert aux sans-abri dans cette petite ville au bord de l’implosion, où déferlent chaque jour des centaines de chômeurs de tout le pays, et où le voyageur peut s’estimer heureux s’il trouve un motel miteux à 130 dollars la nuit. Le lendemain, Corey Driver a acheté d’indispensables bottes à 25 dollars. Au « Pizza Hut » du coin, il a demandé à remplir un formulaire d’embauche. « Le gars m’a dit : “pas la peine”, et m’a demandé combien je gagnais de l’heure chez moi. Il m’a répondu que je commencerai demain et gagnerai le double : 15 dollars ».”.

A Williston, la fièvre de l’or noir a tout décuplé : la population, les salaires, les prix, les accidents de la circulation et du travail, le nombre d’hommes sans femme, les agressions sexuelles et la délinquance en général. Cette bourgade agricole sans âme était moribonde voici encore cinq ans. Elle étend désormais chaque jour plus loin ses tentacules de hangars, de préfabriqués, de fast foods et d’hôtels, vers l’immense prairie qui l’entoure, elle-même transformée en un gruyère de puits de pétrole et d’argent rapide. Les jets internationaux survolent désormais la ville qui a avalé son aéroport, autrefois simple hangar de campagne. Partout, les silos à céréales rouillent tandis que les derricks et les pompes à balancier prennent possession de ce qui fut, aux confins du Canada, l’immense territoire des Indiens sioux.

La bataille désormais se joue à trois kilomètres sous terre,

dans le Bakken, ces formations schisteuses du Dakota du nord, ultra-profondes et gorgées de pétrole que la technique de fracturation hydraulique des roches, le fracking, interdite en France, rend accessibles depuis 2006. Moyennant l’injection à haute pression d’énormes quantités d’eau, de sable et de produits toxiques, le Bakken a transformé les « badlands » du Nord-ouest de l’Etat en eldorado sur une superficie équivalente à trois fois l’Ile-de-France.

Extraction du pétrole de schiste par fracturation hydraulique

Infographie

Longtemps oublié, méprisé, l’Etat a multiplié par 150 sa production en six ans, catapultée à 660 000 barils par jour. Désormais, seul le Texas fait mieux aux Etats-Unis. Réputé « red neck » (plouc), le Dakota du Nord affiche le salaire moyen le plus élevé du pays – 78 000 dollars annuels – et le taux de chômage le plus bas (3,2% et même 1% à Williston). Pour Kelly Armstrong, représentant républicain au Parlement d’Etat de Bismarck, l’un des plus conservateurs du pays, seules deux évolutions peuvent menacer cette prospérité : la baisse des prix mondiaux du pétrole et les régulations environnementales que Washington pourrait introduire. « Nous étions isolés du monde et voila que tout le pays afflue vers nous. C’est logique : juste au moment du krach financier de 2008, notre économie a explosé. La crise nous a totalement oubliés ! », se réjouit cet avocat, que les fonctions électives n’empêchent nullement de gérer la compagnie pétrolière de son père.

Deux semaines après son arrivée, Corey, le nouveau pizzaïolo dort toujours dans l’église, avec une quarantaine de rescapés du blizzard de la rue et de la tornade pétrolière. Son sweat vert à capuche défraîchi est celui qu’il portait en arrivant, mais il sourit sous sa moustache blonde. En Floride, il dormait parfois dehors. Ce soir, il sort de sa poche un papier froissé où il a consigné son budget et ses projets : « dans quatre mois : 3 630 dollars d’économies ». La somme est entourée de petites étoiles. De quoi commencer à rembourser ses dettes et rêver à l’avenir.

« Je suis venu pour changer de vie, confirme Victor Brown, un chômeur de 22 ans, accouru, lui, de Géorgie. Travailler dur ne me fait pas peur ». Il vise 80 heures par semaine pour rembourser les 40 000 dollars des études de biologie qu’il n’a pas pu terminer. « Les nouveaux arrivants ont tous les mêmes buts : sauver leur maison de la faillite, sauver leur famille, ou tirer un trait sur leur passé et repartir à zéro », résume le pasteur luthérien Jay Reinke, qui organise l’hébergement. Dix jours après son arrivée, Victor, originaire des Iles vierges, a commencé à tirer des chariots, la nuit, à l’hypermarché Walmart pour 19 dollars de l’heure, à peine la moitié de ce qu’il gagnerait sur les puits de pétrole. Mais les accidents l’effraient.

Rien à voir avec Joe Wallace, 33 ans, un gaillard blond venu se réchauffer au McDonald’s de Williston, l’un des fast foods désormais les plus fréquentés des Etats-Unis, et obligé d’assurer l’hébergement de ses employés pour les garder. Soudeur venu de Géorgie, il a déjà passé un an, en 2012, à assembler des pipelines. Douze heures par jour, sept jours par semaine. Il s’est démoli le dos, cassé un doigt, mais a fait de l’argent, de la « good money » qu’il a largement flambé depuis. Son contrat était limité à 75 miles de tuyau et il peine à le renouveler. Sur un terrain vague proche de la très glauque gare de Williston, il a posé une coque de plastique récupéré à l’arrière d’un pick- up. C’est là qu’il dort, en attendant, au milieu des monticules de neige sale. L’endroit est le seul de la ville où la police ne chasse pas les travailleurs qui, ce soir d’avril, sont nombreux à dormir dans leur voiture sous la neige. Comme ce singulier duo d’hommes – quarante ans d’écart – venus du Colorado, engoncés dans une antique Ford rouge dont un pneu est crevé, garée juste devant l’agence de travail temporaire. Pourquoi Joe le soudeur ne frappe-t-il pas, lui, à la porte des « man camps », ces alignements de mobilhomes pour travailleurs, qui pullulent au bord de toutes les routes ? « J’ai passé du temps en prison, je n’ai pas envie d’y retourner ».

Entourées de grillages, souvent protégées par des sociétés de sécurité, ces zones tiennent du camp militaire. Pour quelle guerre ? A Bismarck, au siège de la société pétrolière United Energy dont il est le fondateur, Loren Kopseng ose une réponse : « Chaque nouveau puits ouvert rapproche les Etats-Unis de l’indépendance énergétique. Plus le Dakota s’ouvre au pétrole, plus nous réduisons nos importations de pays qui soutiennent le terrorisme et nous haïssent ».

 

Crise du logement

Abel Johnson, 25 ans, un père de famille noir venu du Missouri, n’a que faire de ces considérations géopolitiques. Il est fier de son salaire annuel « à six chiffres » – 115 000 dollars en 2012 –, même s’il le paie cher. Depuis plus d’un an, il vit près de Williston, dans le « man camp » qui jouxte le garage de son employeur, une société de forage. Il ne rentre chez lui qu'une fois par mois, au mieux. Son mobilhome posé au milieu de nulle part en bord d’autoroute, peut héberger jusqu’à six ouvriers dans trois chambres équipées de lits superposés. « C’est vraiment malheureux d’avoir à vivre ici, sans pouvoir être avec ma femme, jouer avec mes enfants. C’est dur, surtout les jours de congés, lâche-t-il, presque sans quitter des yeux la télévision devant laquelle il s’était assoupi après ses quinze heures de travail quotidien. D’un côté, mes dettes sont payées, mes enfants élevés et j’ai un compte approvisionné. Mais je ne profite de rien ». Le « plancher de forage » où il travaille est l’endroit le plus dangereux du derrick : lourdes pièces d’acier en suspension, risques d’explosion, émanations d’hydrogène sulfuré... « Normalement, ça sent l’œuf pourri. C’est quand tu commences à ne plus rien sentir que ça devient dangereux ». Fier de son savoir-faire, il espère le transférer dans la chaleur du Texas, avec sa famille cette fois. Au moment de prendre congé, il a besoin de montrer une dernière chose : une photo prise avec son portable. C’est un portrait du président Obama barré d’une croix, à la manière d’une cible. Son chef d’équipe l’a affiché sur un grillage, à l’entrée de l’entreprise. « Tous les jours, je passe devant, et je suis obligé de voir ça ». Abel Johnson a demandé à ses collègues blancs ce qu’ils en pensaient. Leur réponse – « C’est super ! » – a achevé de le déprimer.

Partout, au restaurant comme au supermarché ou dans les man camps, on reconnaît les ouvriers du pétrole à leurs bottes crottées. Sur les routes de campagne pas toujours goudronnées, des norias de gigantesques semi remorques, style « convoi exceptionnel » foncent, portant citernes, pièces de forage ou maisons préfabriquées. Tous couverts de boue. Les carrefours n’ont pas eu le temps d’être aménagés. Les « 18 roues » sont obligés de mordre sur les bas-cotés, toujours dans la boue. La boue, c’est un peu l’emblème du Dakota du Nord. Elle est partout, symbole d’un pays où rien n’est planifié, où tout se « fait » à la va-vite, à commencer par l’argent. Un pays où chômeurs et investisseurs accourent pour tenter d'attraper leur part du gâteau sans volonté de prendre racine, mais qui continue de respirer la pauvreté. « Ils veulent tous faire de l’argent vite et s’en aller », résume Don Nelson, un agriculteur responsable du Dakota Resource Council (DRC), organisation qui milite pour le respect de l’environnement.

Devin Michael et Andrew Socolovitch, 19 ans chacun, semblent sortis d’un film de Ken Loach. Ils vivent avec le père de ce dernier dans une longue caravane bardée de plaques d’isolant et garée dans la boue. Andrew était fossoyeur dans le Michigan, le voilà aide-soudeur dans les puits de pétrole comme son copain, à 18 dollars de l’heure, auxquels s’ajoutent 85 dollars par jour pour le logement et la nourriture. De quoi s’acheter une maison dans le Michigan dans trois ans, jurent-ils. Mais ce dimanche soir, ils reviennent en pick-up d’une tournée frénétique d’achats : l’un s’est payé des bottes à damier mauve et noir à 400 dollars ; l’autre un Samsung Galaxy à 700 dollars, agrémenté d’une coque en plastique rose fluo. Il leur faudra attendre d’avoir 21 ans pour être autorisés à noyer leur solitude au Whispers (« Chuchotements ») ou au Heartbreakers (« Bourreaux des cœurs »), deux boîtes à entraîneuses du côté de la gare.

Bien sûr, ce sont les gagne-petits de la ruée vers l’or noir du Dakota. Rien que la semaine dernière, Patrick Murphy, le concessionnaire Chevrolet de Williston, a vendu trois Corvette à 124 000 dollars. Certains agriculteurs louent aux compagnies pétrolières le droit d’exploiter leurs sous-sols. Si aucun puits n’est construit dans les trois ans, le loyer doit être renégocié au prix du marché, en perpétuelle hausse. D’où la prolifération des forages, l’accumulation des royalties... et des voitures neuves.

Patti Arp, chargée des ventes chez Murphy Motors, se souvient d’avoir vendu en décembre quatre pick-up et quatre utilitaires sportifs à quatre frères et soeurs et à leurs conjoints. Le petit Noël de fermiers dont les ancêtres ont eu la bonne idée de ne pas vendre la propriété de leur sous-sol lors du premier boum pétrolier, en 1951.

L’Etat du Dakota du Nord, jadis misérable, est assis sur un tas d’or : 1,2 milliard de dollars d’excédent en 2013 sur un budget de 7 milliards ! Mais où va cet argent ? Apparemment pas dans les routes, étroites et défoncées, ni dans les transports publics (inexistants) ni dans les logements abordables. Probablement plutôt à l’Est de l’Etat, là où sont concentrés les électeurs, mais aucun puits de pétrole. « C’est arrivé si rapidement. On est en train d’arbitrer entre des tonnes de projets. Nous sommes d’origine allemande et donc pragmatiques : la prospérité est toujours bonne à prendre, surtout quand on en ignore la durée », avance Vicky Steiner. Représentante républicaine au Congrès de l’Etat, elle a connu le deuxième boum pétrolier du Dakota, en 1979 qui s’est achevé en faillite deux ans plus tard. Seul Don Nelson qui défend les agriculteurs au DRC, ose hausser le ton : « Notre gouvernement d’Etat est l’un des plus corrompus du pays. Les fonctionnaires sont tous des anciens des compagnies pétrolières et beaucoup de responsables touchent de l’argent ». Mais il reconnaît que chaque famille compte des salariés dans l’industrie pétrolière et que le montant de sa propre retraite dépendra de placements financiers réalisés dans le secteur pétrolier.

Partout, le refrain rassurant est le même : le Bakken est si profond, les puits si bien isolés des nappes phréatiques, les réserves d’eau du providentiel Missouri si astronomiques, le Dakota si faiblement peuplé… « Les compagnies pétrolières sont bien plus soucieuses qu’autrefois de la sécurité et elles ont de meilleures manières », assure Ward Koeser. Maire de Williston depuis dix-neuf ans, il reçoit au siège de la petite compagnie de téléphonie mobile qu’il dirige. Sur son bureau trône la maquette d’un puits de pétrole en métal doré, actionné par un moteur à pile. Aucune fausse note non plus dans la presse locale : « 6 000 nouveaux puits autorisés dans les trois ans à venir !, proclame le Bismarck Tribune. Cela signifie davantage d’heures de travail pour davantage de salariés. Plus de revenus pour les familles du Dakota du Nord. Le boum pétrolier change la donne ». Selon un sondage commandé par le North Dakota Petroleum Council qui réunit 400 entreprises du secteur, 89% des habitants « approuvent le développement de l’industrie pétrolière ».

Dressée sur un chevalet de la salle de conférence de United Energy, à Bismarck, la carte des forages du nord-ouest du Dakota donne la dimension de la révolution pétrolière en cours : alors que les puits verticaux des années 70 étaient épars, isolés, peu profonds, les actuels prolifèrent partout. Presqu'aucun carré du quadrillage serré du Bakken n’échappe aux zébrures qui figurent les puits. Les forages se font en forme de « L » dont chacun des deux segments mesure trois kilomètres. Pionnier de l’aventure pétrolière, Loren Kopseng, 65 ans, n’a pas fini de s’enthousiasmer : « Chaque puits permet désormais de multiples forages et autorise jusqu’à 40 opérations de fracking, contre une seule voici cinq ans encore »

Chemise camionneur et casquette enfoncée sur un visage rieur, amateur de Budweiser light et de chasse, le descendant d’immigrés norvégiens a bu la tasse, comme les autres pétroliers locaux, au début des années 80. Mais il a eu le nez de racheter des puits et des droits de forage au meilleur moment. En 2012, « United Energy » a généré 44,88 millions de dollars de profits, une augmentation de 143% en deux ans. LaF société de négoce n’exploite pas directement de puits mais possède des intérêts dans 1700 d’entre eux, ainsi qu’une flotte de 1700 wagons qui acheminent le brut vers la Louisiane ou New York… « via le même chemin de fer que celui qui a emmené ici même mes ancêtres immigrés à la fin du XIXe siècle !». Loren Kopseng trouve « incompréhensible » que les Français interdisent le « fracking » alors que « le bassin parisien est rempli de pétrole ». Sans doute l’influence de « ces écolos naïfs qui ne connaissent rien à la géologie mais disent non à tout », et de ces « enfoirés de journaux de gauche, comme ceux que lisent les électeurs new yorkais », s’emporte-t-il. « Tant pis pour les Français, tant mieux pour nous : l’interdiction maintient les prix à la hausse !».

Dans la frénésie ambiante, difficile de trouver des gens qui s’interrogent sur l’innocuité du fracking ou le gâchis du gaz qui jaillit avec le pétrole de schiste, mais que l’on laisse brûler dans des torchères faute d’usine de traitement ou de gazoduc. Pas grand monde pour écouter les interrogations de la chanteuse folk locale Kris Kitko. « Après avoir démoli nos routes, nos écoles et nos maison, c’est vous qu’ils vont fracturer ! (« frack you ! »)», dit sa mélodie qui dénonce l’exploitation et le saccage du Dakota. Pas grand monde pour voir le récent film anti-fracking Promised Land avec Matt Damon : aucun cinéma de la zone pétrolière ne l’a programmé. Et inutile, évidemment, de chercher des défenseurs de l’environnement au sein de l’armée des chômeurs occupés à tirer les marrons du feu.

A Williston, une autre « fracture » tourmente le pasteur luthérien Reinke : les riverains de son église, ses paroissiens eux-mêmes lui reprochent d’être trop accueillant avec ces nouveaux venus, à qui il arrive d’uriner sous leurs fenêtres, voire de commettre des larcins. « Tout le monde parle de délinquance, mais personne ne dit que louer une chambre 1 500 dollars par mois, c’est aussi criminel », dit ce barbu prolixe dont les positions (contre le mariage gay et l’ordination des femmes) sont par ailleurs « très conservatrices », insiste-t-il. Ce soir-là, une quarantaine d’hommes déplient leur sac de couchage dans la salle paroissiale. Mais la mairie vient de lui demander de cesser de leur ouvrir sa porte. L’ecclésiastique n’est pas loin d’un « fracking » personnel et biblique qui résume dramatiquement bien le dilemme pétrolier du Dakota. « Je ne peux pas laisser des gens dehors, mais j’en ai assez que tout le monde ait peur de tout le monde, articule doucement Jay Reinke. Je me force à être optimiste : à chaque nouvel arrivant, je dis “Tu es un don”. Mais c’est dur de considérer comme un don tous les bouleversements que nous vivons»

renda et Richard Jorgenson détestent les lettres recommandées. A chaque fois, elles annoncent un nouveau chapitre du cauchemar qui transforme progressivement la maison de leur rêve, en camp retranché cerné par les puits de pétrole.

Au bout d’une interminable piste rocailleuse, au nord de la bourgade de Tioga, leur ranch isolé donne à perte de vue sur les collines enneigées du Dakota du Nord. Des pièces sur trois niveaux, une immense terrasse, un piano à queue qui trône dans le salon face à la nature. La maison où ils ont élevé leurs enfants, aujourd’hui adultes, a été construite voici trente ans sur le terrain acquis en 1915 par le grand-père, immigré de Norvège. En 2010, le premier courrier recommandé de Petro-Hunt est arrivé. La société allait occuper 5 acres (2 hectares environ) de terre pour installer un puits à 750 mètres de la maison. « On a refusé leur indemnisation ridicule, ils ont envoyé les bulldozers ». Depuis lors, un autre derrick a poussé encore plus près, à 240 mètres de leur terrasse, flanqué d’un alignement de dix citernes kaki. Un pipeline à haute pression a lacéré leur propriété. Une torchère projette désormais des gaz putrides et nocifs vers chez eux ou vers la maison de leur fille, selon le vent. « On avait l’habitude de marcher, de faire du ski de fond, du cheval. Ils ont tué des arbres, malmené notre bétail, construit des routes de desserte où foncent des camions. On ne peut même plus laisser notre petite fille faire du vélo seule ». Deux autres puits sont annoncés. « Chaque jour, on guette le courrier, les appels. Ils peuvent exiger n’importe quoi de nous. C’est comme attendre des nouvelles de son cancer », lâche Brenda Jorgenson dont les énormes cahiers à spirales tiennent la chronique de ce qu’elle nomme une « invasion ».

Troupeaux contre derricks, tracteurs contre camions-citernes. C’est l’autre face du « miracle » pétrolier dans le Nord-Dakota, avec son hallucinante particularité : le sol et le sous-sol peuvent appartenir à deux propriétaires privés différents, le second l’emportant de fait sur le premier. Alors qu’en France, seul l’Etat peut concéder le droit d’extraction du sous-sol, aux Etats-Unis, la propriété du sol emporte entièrement celle du sous-sol. Mais le propriétaire peut céder cette dernière. C’est ce qu’ont fait, dans les années 40 et 50, de nombreux agriculteurs du Dakota, pour s’équiper en tracteurs, en voiture ou disposer de trésorerie. « Dans notre Etat, la moitié des droits sur le sous-sol appartiennent à des investisseurs venus d’ailleurs, voire de l’étranger », explique Richard Jorgenson, ancien électricien chez un constructeur de pipeline. Mais le courtier de Louisiane qui avait acheté à l’époque les doits des Jorgenson les a revendus depuis par parcelles de… 5 acres. Pas moins de 300 propriétaires se partagent aujourd’hui leur sous-sol et les donnent en location à la compagnie pétrolière. « On ne connaît même par leur identité. Petro-Hunt a refusé de nous la donner ». Devant la justice, le propriétaire du sol n’obtient jamais satisfaction s’il conteste le droit de l’exploitant du sous-sol. Même l’implantation du puits ne peut être discutée : «Les sociétés pétrolières ne vous répondent pas au téléphone et cherchent à vous monter contre vos voisins ;

Ce système, ultra favorable à l’extraction du pétrole de schiste, a fait la fortune de beaucoup d’agriculteurs et éleveurs, qui mènent désormais grand train. Certains vivent très confortablement des loyers et royalties versés par les pétroliers installés sur leur ranch et n’éprouvent aucune animosité à leur égard. Le résultat de ces multiples transactions se lit à l’œil nu dans le paysage : des quadrilatères rouges – la couleur de la terre – surgissent régulièrement au milieu des champs de céréales ou des pâturages, pour le bonheur de certains, et le désespoir d’autres.

Certes, la loi oblige les compagnies à verser une indemnisation au propriétaire du seul sol, mais son montant est laissé à la négociation des parties. « Si l’on conteste l’indemnisation, on peut toujours porter plainte. Cela ne sert qu’à perdre un peu plus d’argent : les pétroliers et leur armée d’avocats ont toujours le dernier mot », explique Don Nelson, dirigeant du Dakota Resource Council (DRC), organisation de défense des fermiers et de l’environnement. Et aucun dédommagement n’est prévu pour la gêne que ces enclaves pétrolières occasionnent à la circulation des machines agricoles et des troupeaux, ni pour les perturbations consécutives aux mille rotations de camions citernes que nécessite chaque opération de « fracking ». Ni pour les déchets, qui sont enterrés sur la propriété, ajoute Richard Jorgenson en montrant des photos de camions-citernes marqués des signaux « corrosif » et « toxique » qui stationnent régulièrement en bas de chez lui. Un tiers des produits injectés pour le fracking est en effet récupéré sous la forme d’une boue noirâtre.

Isolée dans un paysage lunaire, la modeste maison vert pâle de Wanda et Franck Leppell ne possède pas le luxe du ranch des Jorgenson. La situation du couple, qui vit exclusivement de sa terre, n’en est que plus dramatique.

Un matin, six mois après l’achat de leur habitation, les Leppell ont découvert « sans avertissement » le puits pétrolier qui commençait à être construit sous leur fenêtre. Ils ignoraient que leur voisin, à qui ils louent leurs terres, avait vendu les droits de son sous-sol à un pétrolier. Cinq autres puits ont surgi avec leurs torchères depuis lors, bouleversant leur exploitation et dévaluant drastiquement la valeur de leur maison. « Quatorze de mes vaches ont été tuées par leurs camions. J’ai entassé les cadavres sur la route pour les forcer à ralentir. Sans aucun effet, raconte Franck Leppell, 53 ans, lui-même ancien ouvrier dans l’industrie pétrolière. Les puits sont si rapprochés qu’ils stérilisent de fait des dizaines d’hectares ». leurs géologues décident »

A Bismarck, la capitale du Dakota du Nord, le Congrès de l'Etat défend scrupuleusement les prérogatives des pétroliers : en avril, une loi facilitant l’appropriation de certaines terres a été votée ; dans le même esprit, le projet destiné à porter à 400 mètres la distance minimum entre les nouveaux puits et les habitations a été rejeté. Quant à l’obligation de rendre publique la nature des produits injectés dans le sous-sol en même temps que l’eau, les pétroliers en sont exonérés par l'« exemption Halliburton », créée par une loi fédérale de 2005 qui, votée sous l’influence de Dick Cheney, alors vice-président et ancien PDG de la société pétrolière Halliburton, exclut le « fracking » du champ de la loi sur la sécurité de l’eau potable.

« Personne n’est avec nous, constate Brenda Jorgenson qui a été témoigner devant les élus de l’Etat en faveur du projet de loi destiné à éloigner les puits, sans le moindre effet. J’étais naïve. J’ai découvert le pouvoir de l’argent ». Franck Leppell, qui n’a jamais quitté le Dakota du Nord, où il est né, « commence à [se] demander si l’agriculture et l’élevage ne vont pas devenir des activités obsolètes ». Devant son ranch, un troupeau de vaches brunes paissent, indifférentes à l’énorme pompe à balancier qui, juste à côté d’elles, plonge vers le sol à intervalle régulier, déjà presque intruses dans ce paysage bouleversé.

Philippe Bernard, envoyé spécial